LA GRANDE PESTE DE 1348 PAR JEAN DE VENETTE
LA GRANDE PESTE DE 1348
SELON JEAN DE VENETTE
« Cette année-là, 1348, au mois d’août, on vit au-dessus de Paris une étoile, dans la direction de l’Ouest, très grande et très claire, après l’heure de vêpres, et alors que le soleil n’était pas encore couché (…). La nuit venant, cette grosse étoile éclata en rayons qu’elle projeta sur Paris et vers l’Orient, avant de se désintégrer totalement (…). Il est possible que ce fût le présage de la pestilence qui allait venir, pestilence qui tôt après s’ensuivit, à Paris et par toute la France.
Cette année-là, à Paris et dans le royaume de France et non moins – dit-on – dans le reste du monde, et aussi l’année suivante, il y eut une si grande mortalité d’être humains des deux sexes, et davantage des jeunes que des vieux, qu’à peine les pouvait-on ensevelir. Ils n’étaient malades que deux ou trois jours, puis mouraient tout d’un coup, comme encore en bonne santé ; et tel qui aujourd’hui était en bonne santé était mort le lendemain, et porté en fosse. Il leur venait soudain des bosses sous les aisselles et à l’aine, dont l’apparition était l’annonce infaillible de la mort. Et cette pestilence ou maladie était appelée par les médecins épidémie. En ce temps-là, c’est-à-dire en l’an du Seigneur 1348 et 1349, il mourut tant de monde que, d’une pareille chose dans le passé, on n’avait ni entendu parler ni rien lu : cela ne s’était jamais vu. Et ladite mort et maladie venait par contacts et contagion, car l’homme en bonne santé qui visitait un malade n’échappait que de peu, et rarement, à la mort.
Aussi, dans beaucoup de localités, petites et grandes, les prêtres prenaient-ils peur et s’en allaient-ils, laissant l’administration des sacrements aux religieux, plus courageux. Et, très vite, de vingt hommes, il n’en restait pas deux vivants. A l’Hôtel-Dieu de Paris, la mortalité était telle que souvent plus de 500 morts étaient portés chaque jour au cimetière des saints innocents pour y être ensevelis (…).
Ladite mortalité, dit-on, commença chez les Infidèles, puis vint en Italie, puis à travers monts vint à Avignon où elle frappa quelques-uns des seigneurs cardinaux et leur enleva toute leur « famille ». Puis, par la Gascogne et l’Espagne, petit-à-petit, de village en village, de rue en rue, de maison à maison, de personne à personne, elle arriva en France, passa jusqu’en Allemagne, mais les toucha moins que nous (…). Notre Seigneur le pape Clément VI fit donner par les confesseurs aux mourants absolution de peines et châtiments ; ils en mouraient plus volontiers, laissant aux églises et aux religieux quantités d’héritages et biens temporels, car ils voyaient mourir avant eux leurs propres héritiers.
On disait que cette pestilence venait d’une infection de l’air et des eaux, car en ce temps il n’avait ni famine ni pénurie de vivres, au contraire. On en rendit responsables les Juifs qu’on accusa d’avoir infecté puits et cours d’eau, et d’avoir corrompu l’air. La cruauté du monde se déchaîna contre eux si bien qu’en Allemagne et ailleurs où vivaient les Juifs, ils furent massacrés et occis par les chrétiens et brûlés un peu partout, par milliers. Et admirez leur constance insensée ; quand on les brûlait, les mères juives, pour empêcher que leurs enfants ne fussent conduits au baptême, jetaient d’abord leurs enfants dans le bûcher, puis s’y précipitaient elles-mêmes, afin d’être brûlées avec leurs maris et leurs petits.
Elle eut aussi cette conséquence étonnante : bien qu’il y eut abondance de tout, les prix de toutes choses doublèrent, aussi bien pour les objets et ustensiles que pour les vivres, les marchandises et les salariés (mercenarii), cultivateurs et serfs, à l’exception de quelques héritages et maisons qui étaient désormais de trop. La charité commença alors à se refroidir beaucoup et l’injustice abonda, ainsi que l’ignorance et le péché ; car on ne trouvait presque plus personne qui sût ou voulût enseigner aux enfants les rudiments de la grammaire. »
Jean de Venette (continuateur de Guillaume de Nangis), Chronique, Société de l’histoire de France, Geraud éd., t. II, p. 210, traduction dans Jacques Dupâquier dir., Histoire de la population française, t. I, p. 317.