610 - La mission prophétique de Muhammad (Mahomet) selon Tabarî
LA MISSION PROPHETIQUE DE MUHAMMAD
SELON TABARÎ
Théologien, juriste et historien persan, Tabarî (H 225/JC 839 - H 310/JC 923) relate la révélation (wahî) et la mission prophétique (nubuwa) de Muhammad (Mahomet), sans omettre la complexité psychique et humaine de l’événement.
« Lorsque Mohammed eut accompli sa quarantième année, Dieu envoya vers lui Gabriel, pour lui porter une vision. D'après une autre version, Mohammed avait alors quarante-trois ans. Mohammed ben-Djarîr mentionne une tradition d'après laquelle le Prophète reçut la vision à l'âge de vingt ans. Mais cela n'est pas exact ; car Mohammed a dit qu'aucun prophète n'a reçu sa mission avant l'âge de quarante ans, parce que ce n'est qu'à cet âge que la raison et l'intelligence arrivent à tout leur développement. Or, vers l'époque où Gabriel allait apporter à Mohammed sa mission prophétique, celui-ci en remarquait les signes. Il voyait, la nuit, en songe, sans le connaître et non sans en éprouver de la crainte, Gabriel sous la forme d'un être énorme. Quand il marchait seul dans la ville de la Mecque, il entendait sortir des pierres, des décombres et des animaux, des voix qui lui disaient : Salut à toi, ô apôtre de Dieu ! Mohammed en éprouvait des craintes.
Il était d'usage parmi les Qoraïschites que tous ceux qui tenaient à la réputation d'hommes pieux se rendissent chaque année, au mois de redjeb, sur le mont ‘Hirâ, pour y vivre jour et nuit dans le recueillement, désirant se retirer du commerce des hommes, et regardant cette solitude comme un acte de dévotion religieuse. Cette pratique avait d'abord été en usage parmi les Benî-Hâschim ; les autres tribus qoraïschites avaient suivi leur exemple ; mais les Benî-Hâschim l'observaient plus rigoureusement. Chaque tribu avait sur le sommet de la montagne un endroit où l'on avait élevé des constructions dans lesquelles on passait le temps de la retraite. Cette année, Mohammed, en quittant la montagne, vint auprès de Khadîdja et lui dit : O Khadîdja, je crains de devenir fou. – Pourquoi ? lui demanda celle-ci. — Parce que, dit-il, je remarque en moi les signes des possédés : quand je marche sur la route, j'entends des voix sortant de chaque pierre et de chaque colline ; et, dans la nuit, je vois en songe un être énorme qui se présente à moi, un être dont la tête touche le ciel et dont les pieds touchent la terre ; je ne le connais pas, et il s'approche de moi pour me saisir. Khadîdja lui dit : O Mohammed, ne t'inquiète pas ; avec les qualités que tu as, toi qui n'adores pas les idoles, qui t'abstiens du vin et de la débauche, qui fuis le mensonge, toi qui pratiques la probité, la générosité et la charité, tu n'as rien à craindre ; en considération de ces vertus, Dieu ne te laissera pas tomber sous le pouvoir du dîw (1). Avertis-moi, si tu vois quelque chose de ce genre.
Or, un jour, se trouvant dans sa maison avec Khadîdja, Mohammed dit : O Khadîdja, cet être m'apparaît, je le vois. Khadîdja s'approcha de Mohammed, s'assit, le prit sur son sein et lui dit : « Le vois-tu encore ? — Oui, dit-il. Alors Khadîdja découvrit sa tête et ses cheveux, et dit : Le vois-tu maintenant ? — Non, dit Mohammed. Khadîdja dit : Réjouis-toi, ô Mohammed ; ce n'est pas un dîw, c'est un ange. Car si c'était un dîw, il n'aurait pas montré de respect pour ma chevelure et n'aurait pas disparu. Quand Mohammed était triste, il se rendait sur le mont ‘Hirâ et s'y livrait à la solitude ; le soir, il rentrait à la maison, la figure triste et abattue. Khadîdja en était fort affligée.
Enfin le jour arriva où Dieu fit parvenir à Mohammed sa mission prophétique. Ce fut un lundi. Il est dit dans cet ouvrage [de Tabari] que ce fut le dix-huitième jour du mois de ramadhân. D'après d'autres traditions, ce fut le lundi, douzième jour du mois de rabî’a premier, que Mohammed reçut sa mission, le même jour du même mois où il était né, et qui fut plus tard le jour de sa mort. Or, le jour du lundi, Dieu envoya Gabriel avec l'ordre de se faire connaître à Mohammed, et de lui porter sa mission prophétique et la surate du Coran appelée Iqrâ, qui fut la première que Mohammed reçut de lui. Gabriel descendit du ciel et trouva Mohammed sur le mont ‘Hirâ. Il se montra à lui et lui dit : « Salut à toi, ô Mohammed, apôtre de Dieu ! » Mohammed fut épouvanté. Il se leva, pensant qu'il était devenu fou. Il se dirigea vers le sommet pour se tuer en se précipitant du haut de la montagne. Gabriel le prit entre ses deux ailes, de façon qu'il ne pût ni avancer ni reculer. Ensuite il lui dit : O Mohammed, ne crains rien, car tu es le prophète de Dieu, et moi je suis Gabriel, l'ange de Dieu. Mohammed resta immobile entre les deux ailes. Puis Gabriel lui dit : «O Mohammed, lis. » Mohammed dit : « Comment lirais-je, moi qui ne sais pas lire ? » Gabriel dit : « Lis : Au nom de ton Seigneur, qui a tout créé, qui a créé l'homme de sang coagulé. Lis : Ton Seigneur est le généreux par excellence ; c'est lui qui a enseigné l'écriture ; il a enseigné aux hommes ce qu'ils ne savaient pas. » Ensuite Gabriel le laissa à cet endroit et disparut.
Mohammed descendit de la montagne. Il fut saisi d'un tremblement et retourna à sa maison, tout en répétant en lui-même la surate. Son cœur était fort rassuré par ces paroles, mais il tremblait de tout son corps par suite de la peur et de la terreur que lui avait inspirées Gabriel. Rentré dans la maison, il dit à Khadîdja : Celui qui m'avait toujours apparu de loin s'est présenté aujourd'hui devant moi. — Que t'a-t-il dit ? demanda Khadîdja. — Il m'a dit : Tu es le prophète de Dieu, et je suis Gabriel ; et il m'a récité cette surate : « Lis : Au nom de ton Seigneur, » etc. Khadîdja, qui avait lu les anciens écrits et qui connaissait l'histoire des prophètes, avait aussi appris à connaître le nom de Gabriel. Ensuite Mohammed fut saisi du froid, il pencha la tête et dit : Couvrez-moi, couvrez-moi ! Khadîdja le couvrit d'un manteau, et il s'endormit.
Khadîdja se rendit auprès de Waraqa, fils de Naufal, qui était un savant chrétien, vivant à la Mecque dans la religion de Jésus et pratiquant le culte de Dieu. Il avait lu beaucoup de livres, connaissait l'Évangile et savait que le temps était venu où un prophète devait paraître. Khadîdja lui dit : N'as-tu trouvé nulle part dans les anciens livres le nom de Gabriel, et sais-tu ce que c'est que Gabriel ? Waraqa dit : Pourquoi fais-tu cette demande ? Khadîdja lui fit le récit de ce qui était arrivé à Mohammed, du commencement à la fin. Waraqa dit : Gabriel est le grand Namous, l'ange qui est l'intermédiaire entre Dieu et les prophètes, qui leur apporte les messages de Dieu. C'est lui qui est venu trouver Moïse, ainsi que Jésus ; et si ce que tu racontes est vrai, Mohammed, ton mari, est le prophète qui doit être suscité à la Mecque, au milieu des Arabes, et dont il est fait mention dans les Écritures. Waraqa demanda encore : Ne lui a-t-il donné aucun ordre ? Lui a-t-il dit d'appeler les hommes à Dieu ? Khadîdja lui récita la surate Iqrâ. Waraqa dit : S'il lui avait ordonné d'appeler les hommes à Dieu, le premier qui lui aurait répondu et qui aurait cru en lui, ç'aurait été moi ; car depuis de longues années je l'attends.
Khadîdja retourna à la maison et trouva Mohammed endormi sous le manteau. Alors Gabriel revint, s'annonçant à Mohammed par un bruit, et dit : « Lève-toi, toi qui es couvert d'un manteau. » Mohammed répliqua : « Me voilà levé, que dois-je faire ? » Gabriel dit : « Lève-toi et avertis les hommes et appelle-les à Dieu ; ton Seigneur, glorifie-le par la vertu; tes vêtements, tiens-les purs, c'est-à-dire purifie ton coeur du doute ; fuis l'abomination, c'est-à-dire le mensonge, en dissimulant ta mission aux hommes ; ne donne pas pour amasser des récompenses, et endure pour ton Seigneur les mauvais traitements des hommes. » (Sur. LXXIV, vers. 1-7). Dans ces paroles, Dieu a résumé pour le Prophète la prophétie, la prière, la religion, la pureté, la foi, la libéralité, le bon naturel et la persévérance, toutes les parties de la religion et les qualités de la fonction prophétique.
Ensuite le Prophète rejeta le manteau dont il était couvert, et se leva. Khadîdja lui dit : O Abou’l-Qâsim, pourquoi ne dors-tu pas pour te reposer ? Il répondit : C'en est fait pour moi du sommeil et du repos. Gabriel est venu et m'a ordonné de transmettre le message de Dieu aux hommes, et de pratiquer la prière et l'adoration. Khadîdja, remplie de joie, se leva et dit : O apôtre de Dieu, que t'a ordonné Gabriel ? Mohammed dit : Il me recommande d'appeler les hommes à Dieu. Mais qui appellerai-je, qui me croira ? Khadîdjâ dit : Tu peux au moins m'appeler, moi, avant tous les autres hommes ; car je crois en toi. Le Prophète fut très-heureux, présenta la formule de foi à Khadîdja, et Khadîdja crut. Gabriel étant présent dit au Prophète : Demande de l'eau, afin que je t'enseigne les ablutions, la manière de laver les mains, et la prière, pour que tu saches comment tu dois adorer Dieu. Le Prophète demanda de l'eau, et Gabriel lui montra l'ablution des mains, et lui indiqua la façon de prier ; ensuite il se plaça devant lui et dit : Nous allons prier. Il fit deux rak’at (inclinations), et le Prophète les répéta après lui, et Khadîdja après le Prophète. ‘Alî, fils d'Abou-Tâlib, entra en ce moment dans l'appartement. Il était âgé alors de sept ans, ou, d'après d'autres, de neuf ans, ou, d'après d'autres encore, de dix ans ; mais la majorité des traditions rapportent qu'il n'avait alors que sept ans. Voyant Mohammed et Khadîdja s'incliner, et ne voyant devant eux ni idole ni autre objet, il dit: 0 Mohammed que fais-tu ? Devant qui t'inclines-tu ? Mohammed répondit : Devant Dieu, dont je suis le prophète. Gabriel m'a commandé d'adorer Dieu et d'appeler les hommes à Dieu. Si tu crois en ma religion, abandonne le paganisme et l'idolâtrie. ‘Alî dit : Attends que je consulte Abou-Tâlib, car je ne peux rien faire sans son autorisation. ‘Alî sortit, et le Prophète lui dit : Tiens cette affaire secrète et n'en parle à personne qu'à Abou-Tâlib. Arrivé à la porte de la maison, ‘Alî rentra et dit : O Mohammed, Dieu m'a créé sans consulter Abou-Tâlib. Qu'ai-je besoin de consulter Abou-Tâlib pour suivre la religion de Dieu et pour l'adorer ? Expose-moi la religion qu'on t'a ordonnée. Le Prophète présenta la formule de foi à ‘Alî, qui la prononça et qui accomplit avec Mohammed la prière primitive, et ils gardaient le secret sur cet événement. Gabriel s'en alla.
‘Alî avait été élevé par Mohammed, qui l'avait reçu d'Abou-Tâlib. Il vivait constamment, jour et nuit, avec lui, dans la maison de Khadîdja. Antérieurement à l'époque où Mohammed reçut sa mission, il y avait eu, à la Mecque, pendant trois ou quatre ans, une disette, et les moyens de subsistance étaient devenus très-difficiles. Abou-Tâlib, qui avait une nombreuse famille, des fils et des filles, n'avait plus une fortune suffisante [pour les nourrir]. Mohammed, riche de la fortune de Khadîdja, était, avec ‘Abbâs, le plus opulent des descendants de Hâschim. Lors de cette famine, Mohammed dit à ‘Abbâs : Tu vois dans quel embarras se trouve ton frère Abou-Tâlib avec sa nombreuse famille, et la difficulté de l'entretenir. Dieu nous a donné de l'aisance ; allons, prenons chacun un de ses fils avec nous pour diminuer les charges de sa famille. Ils se rendirent donc tous deux auprès d'Abou-Tâlib et lui firent cette proposition. Abou-Tâlib, qui de tous ses fils chérissait le plus ‘Aqîl, leur dit : Laissez-moi ‘Aqîl et prenez des autres ceux que vous voudrez. Mohammed prit ‘Alî, et Abbâs prit Dja’far.
La première de toutes les femmes qui embrassèrent l'islamisme fut Khadîdja ; le premier enfant fut ‘Alî, et le premier de tous les hommes, Abou-Bekr.
Toute cette nuit et le jour suivant, le Prophète resta plongé dans la réflexion, et fut très-soucieux, ne sachant pas à qui il révélerait d'abord son secret, craignant que les hommes ne le regardassent comme fou et qu'ils ne voulussent pas le croire. »
Tabarî, La Chronique. Histoire des prophètes et des rois, vol. II. Mohammed, sceau des prophètes.
Les Quatre Premiers Califes. Les Omayyades. L’Âge d’or des Abbasides, traduit du persan par Hermann Zotenberg, Actes Sud/Sindbad, coll. « Thesaurus », 2001, p. 65-70 (réédition de
la traduction française de 1867-1874).
(1) dîw (ou dîv) : démon (en persan).