L'instruction publique selon Condorcet, 1792
L’INSTRUCTION PUBLIQUE SELON CONDORCET 1792
« Messieurs,
Offrir à tous les individus de l’espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d'assurer leur bien−être, de connaître et d'exercer leurs droits, d'entendre et de remplir leurs devoirs ;
Assurer à chacun d'eux la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a droit d'être appelé, de développer toute l’étendue des talents qu'il a reçus de la nature, et par là établir entre les citoyens une égalité de fait, et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi :
Tel doit être le premier but d'une instruction nationale ; et, sous ce point de vue, elle est pour la puissance publique un devoir de justice.
Diriger l’enseignement de manière que la perfection des arts augmente les jouissances de la généralité des citoyens et l’aisance de ceux qui les cultivent, qu'un plus grand nombre d’hommes deviennent capables de bien remplir les fonctions nécessaires à la société, et que les progrès toujours croissants des lumières ouvrent une source inépuisable de secours dans nos besoins, de remèdes dans nos maux, de moyens de bonheur individuel et de prospérité commune ;
Cultiver enfin, dans chaque génération, les facultés physiques, intellectuelles et morales, et, par là, contribuer à ce perfectionnement général et graduel de l’espèce humaine, dernier but vers lequel toute institution sociale doit être dirigée :
Tel doit être encore l’objet de l’instruction ; et c'est pour la puissance publique un devoir imposé par l’intérêt commun de la société, par celui de l’humanité entière.
Mais en considérant sous ce double point de vue la tâche immense qui nous a été imposée, nous avons senti, dès nos premiers pas, qu'il existait une portion du système général de l’instruction qu'il était possible d'en détacher sans nuire à l’ensemble, et qu'il était nécessaire d'en séparer, pour accélérer la réalisation du nouveau système : c'est la distribution et l’organisation générale des établissements d'enseignement public.
En effet, quelles que soient les opinions sur l’étendue précise de chaque degré d'instruction ; sur la manière d'enseigner ; sur le plus ou moins d'autorité conservée aux parents ou cédée aux maîtres ; sur la réunion des élèves dans des pensionnats établis par l’autorité publique ; sur les moyens d'unir à l’instruction proprement dite le développement des facultés physiques et morales, l’organisation peut être la même ; et, d'un autre côté, la nécessité de désigner les lieux d’établissements, de faire composer les livres élémentaires, longtemps avant que ces établissements puissent être mis en activité, obligeaient à presser la décision de la loi sur cette portion du travail qui nous est confié.
Nous avons pensé que, dans ce plan d'organisation générale, notre premier soin devait être de rendre, d'un côté, l’éducation aussi égale, aussi universelle ; de l’autre, aussi complète que les circonstances pouvaient le permettre ; qu'il fallait donner à tous également l’instruction qu'il est possible d'étendre sur tous, mais ne refuser à aucune portion des citoyens l’instruction plus élevée, qu'il est impossible de faire partager à la masse entière des individus ; établir l’une, parce qu'elle est utile à ceux qui la reçoivent ; et l’autre, parce qu'elle l’est à ceux même qui ne la reçoivent pas.
La première condition de toute instruction étant de n'enseigner que des vérités, les établissements que la puissance publique y consacre doivent être aussi indépendants qu’il est possible de toute autorité politique ; et comme, néanmoins , cette indépendance ne peut être absolue, il résulte du même principe, qu'il faut ne les rendre dépendants que de l’assemblée des représentants du peuple, parce que, de tous les pouvoirs, il est le moins corruptible, le plus éloigné d'être entraîné par des intérêts particuliers, le plus soumis à l’influence de l’opinion générale des hommes éclairés, et surtout parce qu'étant celui de qui émanent essentiellement tous les changements, il est dès-lors le moins ennemi du progrès des lumières, le moins opposé aux améliorations que ce progrès doit amener.
Nous avons observé, enfin, que l’instruction ne devait pas abandonner les individus au moment où ils sortent des écoles ; qu'elle devait embrasser tous les âges ; qu'il n'y en avait aucun où il ne fût utile et possible d'apprendre, et que cette seconde instruction est d'autant plus nécessaire, que celle de l’enfance a été resserrée dans des bornes plus étroites. C'est là même une des causes principales de l’ignorance où les classes pauvres de la société sont aujourd'hui plongées ; la possibilité de recevoir une première instruction leur manquait encore moins que celle d'en conserver les avantages.
Nous n’avons pas voulu qu'un seul homme, dans l’empire, pût dire désormais : la loi m'assurait une entière égalité de droits, mais on me refuse les moyens de les connaître. Je ne dois dépendre que de la loi, mais mon ignorance me rend dépendant de tout ce qui m'entoure. On m'a bien appris dans mon enfance ce que j'avais besoin de savoir, mais, forcé de travailler pour vivre, ces premières notions se sont bientôt effacées, et il ne m'en reste que la douleur de sentir, dans mon ignorance, non la volonté de la nature, mais l’injustice de la société.
Nous avons cru que la puissance publique devait dire aux citoyens pauvres : la fortune de vos parents n'a pu vous procurer que les connaissances les plus indispensables ; mais on vous assure des moyens faciles de les conserver et de les étendre. Si la nature vous a donné des talents, vous pouvez les développer, et ils ne seront perdus ni pour vous, ni pour la patrie.
Ainsi, l’instruction doit être universelle, c'est-à-dire, s'étendre à tous les citoyens. Elle doit être répartie avec toute l’égalité que permettent les limites nécessaires de la dépense, la distribution des hommes sur le territoire, et le temps, plus ou moins long, que les enfants peuvent y consacrer. Elle doit, dans ses divers degrés, embrasser le système entier des connaissances humaines, et assurer aux hommes, dans tous les âges de la vie, la facilité de conserver leurs connaissances, ou d'en acquérir de nouvelles.
Enfin, aucun pouvoir public ne doit avoir ni l’autorité, ni même le crédit, d'empêcher le développement des vérités nouvelles, l’enseignement des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanés.
Tels ont été les principes qui nous ont guidés dans notre travail. »
Condorcet, Rapport sur l'organisation générale de l'instruction publique, avril 1792.