La bataille de Verdun, 1916, racontée par l'historien Maurice Aguhlon
LA BATAILLE DE VERDUN, 1916
RACONTEE PAR L’HISTORIEN MAURICE AGUHLON
Un grand historien français, Maurice Aguhlon raconte la bataille de Verdun avec la clarté d’exposition et de style qui le caractérise, en l’insérant dans l’histoire longue.
« En 1916, l'initiative vient des Allemands avec un objectif de grande ampleur : prendre Verdun. « Verdun » est en 1916 à la guerre de positions ce que « la Marne » fut à la guerre de mouvement en 1914 : la bataille défensive gagnée par l'armée française, et placée du coup au plus haut du souvenir national. Mais, au fait, qu'est-ce que « Verdun » ? Verdun, c'est une ville, d'abord, avec la sous-préfecture, l'évêché, et une importante garnison qui fait vivre un commerce actif, et autour de qui s'entretiennent un esprit de patriotisme et un goût de la chose militaire plus accentués encore que dans le reste de la France. Et elle restera telle au long de la guerre. La bataille qui porte son nom entraînera certes en 1916 des bombardements destructeurs, l'exode de nombreux habitants et de divers services administratifs, mais le commerce n'y cessera pas, parce que des masses de troupes, par force, y afflueront toujours. Verdun la ville sera donc blessée par la grande bataille mais n'en sera pas moins toujours à l'arrière du front où les combats se livrent. Ne pas confondre, donc, avec Saragosse 1808 ou Stalingrad 1942 ! « Verdun » c'est, plus exactement, la « région fortifiée de Verdun », réseau de forts bâtis sur les hauteurs Nord-Ouest de la ville, sur la rive gauche de la Meuse, au Nord et au Nord-Est, sur la rive droite, Douaumont, Vaux, Souville, Froideterre, etc.; avec, dans l'intervalle, des villages agricoles qui seront, eux, directement et concrètement des points d'appui de bataille, de ces lieux disputés « maison par maison », de ces édifices démolis par canonnade au point que tel d'entre eux, Fleury, sera physiquement anéanti.
L'ensemble de la région fortifiée de Verdun constituait pour le front défensif français stabilisé en 1914 et 1915 un point d'appui essentiel. Il était aussi symbolique. Sans remonter jusqu'au Verdun du traité de 843, ou au Verdun des Trois Evêchés disputés entre France et Empire aux XVIe et XVIIe siècles, on n'ignorait pas (pas plus en Allemagne qu'en France) que la ville avait été l'objet de deux sièges décisifs en 1792 et en 1870.
Verdun, à ce titre, est aussi célèbre et peut-être davantage que Lille, Strasbourg ou Belfort.
Le commandant en chef allemand Falkenhayn voulait à la fois frapper ce symbole – forcer ce verrou stratégique ou, pour le moins, « saigner à blanc » l'armée française en l'obligeant à jeter un maximum de forces pour le défendre — et enfin faire diversion à l'offensive que Joffre préparait sur la Somme pour le printemps 1916.
On connaît la bataille, cent fois racontées. L'assaut allemand consiste, le 21 février, en neuf heures de préparation d'artillerie (de 7 heures à 16 heures), un déluge d'obus plus dense et dévastateur que jamais, suivi de l'attaque proprement dite par des fantassins bien préparés, pourvus de lance-flammes. En trois jours, du 21 au 24, ils avancent de plusieurs kilomètres dans les collines et les villages des Hauts de Meuse, sur la rive droite. Le 25, ils entreront au fort de Douaumont qui, dans le cadre d'une réorganisation en cours des défenses françaises, était sans garnison. Cette avance avait été cependant ralentie le plus qu'il était possible par les unités françaises au contact. Malgré les pertes qu'elles avaient subies lors du bombardement initial, malgré la désorganisation par le feu de toutes leurs liaisons, malgré l'absence non seulement de renforts mais même d'instructions, ces troupes surprises s'accrochèrent et appliquèrent spontanément la formule déjà classique, « se faire tuer sur place plutôt que de reculer ». On en peut retenir comme exemple les 1300 chasseurs qui défendirent pendant deux jours le bois des Caures et y périrent tous, y compris leur chef, le colonel Driant, dans le civil député nationaliste de Nancy.
C'est le 26, au lendemain de la perte de Douaumont, que Joffre affecte Pétain au commandement du secteur de Verdun.
Pétain, dont la réputation de calme et de méthode était déjà établie, parvient à remettre de l'ordre sur le champ de bataille, et se consacre aussitôt à deux tâches urgentes. D'abord, renforcer en artillerie les positions de la rive gauche sur lesquelles n'avait pas porté l'attaque allemande du 21 (par chance, pourrait-on dire, ou par une erreur stratégique de Falkenhayn); ainsi ce sous-secteur pourra-t-il mieux tenir et même, déjà, contribuer à frapper les Allemands sur l'autre rive. Ensuite, aménager en hâte les communications de Verdun avec le Sud (vallée de la Meuse, route et voie ferrée, de Verdun à Bar-le-Duc) par où pourront s'évacuer les blessés, venir les munitions, le ravitaillement, les renforts, s'effectuer la noria des relèves. Les relèves furent bien organisées et sur une grande échelle; presque toutes les unités françaises finirent par passer par Verdun, et cela contribuera beaucoup à la place que tient la célèbre bataille dans le commun souvenir. Ce cordon ombilical sans lequel la longue bataille n'aurait pas été gagnée, restera dans l'histoire sous le nom de « voie sacrée ». Bien entendu, il y tombait des obus allemands. La « voie sacrée », en état d'intense trafic, devait être constamment entretenue et réparée, par des corvées de soldats à peine moins exposés que ceux des premières lignes. On y passait pour aller mourir, mais on mourait aussi pour la maintenir viable.
A partir du 26 février, l'avance allemande sur la rive droite est ralentie. Le 6 mars, lorsque Falkenhayn élargit son front d'attaque à la rive gauche, il y trouve une résistance renforcée; il progresse mais ne parvient pas à dépasser les hauteurs résolument tenues, dont le Mort Homme et la cote 304 sont les plus fameuses.
Dès lors, assauts allemands et résistances françaises s'équilibrent à peu près, et les positions sur le terrain ne varient plus beaucoup, sans que la fureur des combats ni les pertes humaines se ralentissent. Le 2 avril une offensive générale aussi ample que les deux précédentes est enrayée en quelques jours, ce qui permet à Pétain de publier le 9 un ordre du jour presque optimiste, dont une phrase est passée en légende : « Courage, on les aura ! » Il faudra encore des mois.
La pression allemande se concentre sur des points de résistance maintenant bien garnis d'artillerie et qu'il faut enlever un à un. A l'extrémité Ouest du front, le fort de Vaux subit ainsi — bataille à l'intérieur de la bataille —, un véritable siège, du 2 avril au 7 juin. Ce jour-là, complètement cerné, ses structures extérieures démantelées par les obus, coupé de tout renfort et de tout ravitaillement, la quasi-totalité de sa garnison blessée, râlant sans soins, et faute d'eau mourant littéralement de soif, les structures souterraines finalement forcées, le fort se rend.
Après ce succès, Falkenhayn prépare encore deux autres attaques, toujours sur la rive droite, pour en finir et déboucher enfin sur Verdun. Le 23 juin et le 11 juillet, ce sont des assauts aussi rudes que les précédents, et qui, comme les précédents gagnent encore un peu de terrain. Au fort de Souville (au Sud de Fleury), on est en vue de Verdun, à 5 km de distance. Mais le fort de Souville tient, et le 12 juillet l'offensive allemande s'arrête.
La bataille de Verdun est virtuellement gagnée.
On s'y battra encore beaucoup pourtant. Mais désormais c'est plutôt le commandement français qui aura l'initiative.
Juillet, août, septembre, se passent en batailles sans grands résultats. Mais le 24 octobre, une offensive soigneusement préparée (général Mangin) récupérera Douaumont et forcera l'Allemand à évacuer le fort de Vaux. En 1917, le terrain perdu sur la rive gauche sera regagné à son tour.
Verdun est à bon droit le haut lieu le plus célèbre de la Grande Guerre sur le front français. L'Allemand n'a pas réussi à « percer »; il n'a pas réussi à dissuader Joffre d'attaquer sur la Somme; il n'a pas réussi non plus à affaiblir l'armée française, du moins relativement, puisqu'il y a au moins autant affaibli la sienne (environ 50 000 morts, avant même la fin de septembre, de part et d'autre). Échec pour Falkenhayn, d'ailleurs bientôt remplacé par Ludendorf; victoire pour Pétain, pour Joffre et pour le camp français en général; et enfin, tournant de la guerre. Mais tout n'est pas dit. Verdun est encore par excellence le haut lieu de l'énergie, du stoïcisme et de la douleur.
On le voit dans l'ossuaire de Douaumont, qui dit l'étendue des pertes par son seul gigantisme. On le voit dans les musées édifiés depuis, sobres, précis, réalistes dont le message est plus pacifiste peut-être que leurs créateurs officiels ne l'eussent voulu (faut-il tenir pour exemplaire le patriotisme qui a permis de traverser « ça » ? ou faut-il retenir, comme leçon unique, « plus jamais ça ! » ?).
On le voit aussi dans le paysage où sur des kilomètres, tant de débris de projectiles se sont incorporés au sol que la terre même en est dénaturée, que le champ n'est plus cultivable, et que la forêt peine et tarde à se reconstituer, comme l'herbe après le cheval d'Attila — qui ne croyait pas si bien dire...
On le voit enfin à la poignante littérature des récits des survivants, les Maurice Genevoix, les Jacques Meyer, les André Pézard, et tant d'autres. L'horreur du projectile qui tue ou qui mutile, du gaz qui empoisonne ou brûle les muqueuses, le martyre des blessés qui doivent attendre parfois des heures couchés n'importe où, pansés à la hâte, cahotés sur les brancards puis sur les camions avant de pouvoir accéder aux soulagements et aux soins, tout cela n'est qu'une partie de la douleur, celle à laquelle on pense immédiatement. On oublie trop souvent les autres: les intempéries; le mélange pervers de l'obus qui rase et pulvérise le sol avec l'eau de pluie qui ruisselle, unis pour fabriquer de ces mares de boue dont on s'imbibe et où parfois l'on peut s'enliser. Le manque de sommeil lorsqu'il faut, sous la pression des besoins, tenir son créneau, ou partir en patrouille, ou partir en corvée, en tâches imprévisibles, puisqu'il faut sans cesse remplacer les morts, ne dérobant pour somnoler que de rares instants de répit. La faim, quand le ravitaillement est interrompu. Et la soif, pire encore, avec la tentation ou la nécessité même de boire n'importe quelle eau accessible, serait-ce celle qui a ruisselé vers un trou d'obus après être passée au voisinage de cadavres en putréfaction... La bataille pouvait ainsi faire vivre des heures dans des cloaques où le danger de la pestilence s'ajoutait à celui de l'explosion. Des hommes y sont devenus fous. D'autres ont eu la force de survivre, et quelques-uns d'écrire pour raconter. Ils portent tous le même témoignage : d'avoir atteint un sommet inimaginable de la souffrance humaine.
Les héros-martyrs de 1916, devenus témoins-narrateurs dans les années vingt, ne pouvaient pas prévoir que la bataille aurait encore, en 1940, une autre façon d'accéder à l'histoire : l'arrivée au pouvoir du soldat auréolé du titre officieux de «vainqueur de Verdun ».
Philippe Pétain était né en 1856 à Cauchy-à-la-Tour (Pas-de-Calais), sorti de la France rurale, paysanne plutôt que bourgeoise. Une famille d'exploitants agricoles, de tradition catholique, avec de nombreux enfants, et un grand-oncle ecclésiastique qui encourage les études du plus doué des garçons. Philippe passe ainsi par les collèges religieux de Saint-Omer puis d'Arcueil et entre à Saint-Cyr en 1876, dans un rang médiocre. Ses qualités intellectuelles s'affirment plus tard, lors de son passage à l'École de guerre. Il y sera lui-même professeur de 1901 à 1907, avant et après des postes divers dans des garnisons métropolitaines. Il passe alors pour sérieux et froid, plutôt que brillant, et d'autre part catholique et antidreyfusard, ce qui est banal. En 1914, il n'est encore que colonel. On connaît cependant de lui une thèse originale, résumée par l'aphorisme célèbre : « Le feu tue » ; en d'autres termes : on ne lance pas des troupes à l'assaut sans avoir neutralisé le feu ennemi; le combat moderne doit prendre en compte l'efficacité des mitrailleuses et privilégier les préparatifs méthodiques plutôt que l'élan. Méthode, prudence, souci du sort des hommes, méfiance contre l'offensive, ces principes ou ces tendances seront confirmés par la guerre et s'attacheront à son nom. En août 1914, il passe enfin général de brigade et des succès défensifs divers en 1915 et 1916 attirent suffisamment l'attention sur lui pour le porter à la responsabilité décisive de 1916. Pétain, donc, entre dans l'histoire à Verdun cette année-là.
Ajoutons que Verdun est une ville connue, un lieu bien précis et bien repérable (alors que les champs de bataille de la Marne sont modestes et dispersés).
Anticipons donc un instant encore : Verdun, la ville et le site, et tout le « secteur », seront par excellence le lieu des monuments, des ossuaires, des musées, le lieu des pèlerinages du souvenir, un champ de bataille dont la géographie sera aussi familière que celle de Valmy ou de Waterloo, bref un « lieu de mémoire ».
Cette victoire qui nous paraît aujourd'hui majeure, sur le moment pouvait passer pour un coup stratégique nul, tout comme la bataille de la Somme, qui en avait été contemporaine.
Extrait de « La République de Jules Ferry à François Mitterrand, 1880 à nos jours », Histoire de France Hachette, vol. 5, Paris, Hachette, 1990, p. 175-184.